Les trois plans de la vie humaine

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Le présent article « Les trois plans de la vie humaine » a été publié dans la revue The Path (en août 1886) par W.Q. Judge, sous le pseudonyme Eusebio Urban. Même si les états de conscience y sont désignés par les mots sanskrits utilisés dans l'hindouisme, l'enseignement proposé dans ce texte s'adresse directement à l'homme moderne, indépendamment de toute appartenance religieuse : il donne les principes d'un yoga du sommeil accessible également aux Occidentaux.

 Veille, rêve, sommeil sans rêve (Jagrata, Svapna, Sushupti)

Je parle ici de l'homme en général. L'Adepte, le Maître, le yogi, le Mahâtma, le Bouddha, vivent tous dans plus de trois états pendant qu'ils sont incarnés sur cette terre, et ils sont pleinement conscients de chacun d'eux, tandis que l'homme ordinaire n'est conscient que du premier — l'état de veille — si l'on prête au mot conscient sa signification actuelle.

Tout théosophe sérieux devrait savoir combien ces trois états sont importants, et surtout combien il est essentiel de ne pas perdre dans svapna la mémoire des expériences faites en sushupti, ni, dans jagrata, celle des expériences faites en svapna, et vice versa.

Jagrata, notre état de veille, est celui dans lequel nous devons réaliser notre régénération et arriver à la pleine conscience du Soi intérieur, car le salut n'est possible dans aucun autre état.

Quand un homme meurt, il peut accéder à la condition suprême, d'où aucun retour n'est possible contre son gré, ou passer à d'autres états (ciel, enfer, avitchi [mot évoquant une sorte d’enfer], devachan [après la mort, état céleste auquel accède l’Ego une fois dégagé des entraves terrestres et de son psychisme inférieur], etc.) qui le ramènent inévitablement à l'incarnation. Mais il ne peut atteindre l'état suprême à moins d'avoir gagné la perfection et de s'être régénéré — à moins de s'être élevé, pendant son incarnation dans un corps, jusqu'aux hauteurs lumineuses et merveilleuses où se tiennent les Maîtres. Cette réalisation si sincèrement désirée ne peut jamais être obtenue si, à un moment donné de son évolution, l'être ne fait pas lui-même les premiers pas conduisant à l'accomplissement final. Ces pas peuvent et doivent être faits. Et, dans le tout premier pas, se trouve la possibilité du dernier, car des causes une fois générées produisent éternellement leurs effets naturels.

La connaissance et la compréhension des trois états dont j'ai parlé au début constituent l'un de ces pas.

Jagrata agit sur svapna en induisant rêves et suggestions et ou bien dénature les instructions qui lui viennent de l'état supérieur, ou bien aide l'être humain à rapporter un souvenir plus exact des expériences mentales vécues pendant la vie de rêve, en développant en lui le calme et la concentration. À son tour, svapna agit sur l'état de veille (jagrata) par les suggestions, bonnes ou mauvaises, données à l'homme dans ses rêves. L'expérience et les religions abondent en preuves dans ce sens. Dans le légendaire Jardin d'Eden, le rusé serpent murmura à l'oreille du mortel endormi des suggestions le poussant à violer le commandement divin à son réveil. Dans le livre de Job, on lit que Dieu instruit l'homme pendant son sommeil, dans les rêves et les visions de la nuit. L'état introspectif commun à tous les êtres, et la vie de rêve des personnes les plus ordinaires n'exigent aucune preuve pour être admis. J'ai connaissance de plusieurs cas où l'homme a été entraîné à commettre des actes contre lesquels se révoltait sa nature supérieure, à la suite d'incitations reçues en rêve, parce que l'état impur de ses pensées de veille avait infecté ses rêves, en ouvrant la porte aux mauvaises influences. Par la loi naturelle d'action et de réaction, l'individu avait empoisonné à la fois jagrata et svapna.

Il est donc de notre devoir de purifier et de garder limpides ces deux plans.

Le troisième état, commun à tous, est sushupti, qui a été traduit par l'expression « sommeil sans rêve », qui est cependant inadéquate car, bien que dépourvu de rêves, c'est un état où, par l'intermédiaire de la nature supérieure, même les criminels entrent en communion avec des êtres spirituels et accèdent au plan spirituel. C'est en fait le grand réservoir spirituel grâce auquel est tenue en échec la terrible impulsion qui entraîne l'homme à une vie de mal. Et comme cette communion est involontaire chez ces malfaiteurs, les effets qui en découlent sont toujours salutaires.

Afin de mieux saisir le sujet, il nous faut examiner avec quelque détail ce qui arrive quand on s'endort et qu'on rêve, pour entrer ensuite en sushupti. À mesure que les sens extérieurs s'engourdissent, le cerveau se met à faire réémerger des images qui reproduisent actions et pensées de l'état de veille, puis l'homme ne tarde pas à s'endormir. Il se trouve alors dans un plan d'expériences aussi réel que celui qu'il vient de quitter, bien que d'un genre différent. En gros, nous pouvons séparer cet état de rêve (svapna) d'une part de l'état de veille, par une sorte de cloison imaginaire, et, d'autre part de sushupti, par une deuxième cloison. Le rêveur erre dans cette région jusqu'à ce qu'il commence à s'élever au-dessus d'elle pour pénétrer le plan supérieur. Là, aucune perturbation provenant de l'action du cerveau ne se fait sentir, et dès lors l'être prend part au « Banquet des Dieux » [expression invoquant probablement Le Banquet de Platon, sections 203 et 204], dans la mesure où sa nature le lui permet. Mais il doit revenir à l'état de veille et, pour cela, il n'y a pas d'autre voie que celle qu'il avait empruntée pour le quitter ; étant donné que sushupti s'étend dans toutes les directions et que svapna, en dessous de ce plan, s'étend également dans toutes les directions, il n'y a aucune possibilité pour l'être de revenir directement de sushupti à jagrata. Et ceci est vrai même si au retour il ne reste aucune mémoire d'aucun rêve.

L'homme en général, qui n'a pas de pouvoir de concentration (dépourvu qu'il est de tout foyer intérieur de pensée, en raison de la dispersion et de la confusion de son mental), a finalement rendu son champ, ou état, de svapna complètement confus, si bien qu'en le traversant les expériences utiles et ennoblissantes venant de sushupti se trouvent mélangées et déformées, et ne lui apportent pas l'effet bienfaisant que l'homme, comme une personne éveillée, a le droit et même le devoir de recevoir. Ici encore, nous voyons l'effet persistant - préjudiciable ou bénéfique — que peuvent avoir la conduite et les pensées de l'homme à l'état de veille.

Il est donc clair que ce qu'il lui faudrait essayer d'accomplir est une purification et une vivification de l'état de svapna telles que la confusion et le pouvoir déformant qui le caractérisent actuellement finissent par disparaître, afin de devenir capable, en revenant à l'état de veille, de garder une mémoire plus vaste et plus lumineuse de ce qui s'est passé en sushupti. On peut parvenir à cette réalisation par un développement de la concentration sur des pensées élevées, sur des buts nobles, sur tout ce qu'il y a de meilleur et de plus spirituel en soi à l'état de veille. Le résultat optimum ne peut s'obtenir en une semaine ou une année, voire même en une seule vie, mais, une fois que l'on a commencé, la perfection de la culture spirituelle sera atteinte dans quelque incarnation future.

Par cette méthode, un centre d'attraction est établi dans l'homme, pendant son état de veille, et toutes ses énergies y affluent, si bien qu'on peut se représenter ce centre comme un foyer dans l'homme éveillé. En ce point focal — si on l'observe de ce plan-ci — convergent en direction de svapna les rayons de l'homme éveillé tout entier, en le faisant passer à l'état de rêve dans une condition de plus grande lucidité. Par réaction, il se crée un second foyer dans svapna et, par ce relais, l'être peut accéder à sushupti dans un état non dispersé. En revenant, il traverse svapna en profitant de ces points d'appui, et là, du fait de la confusion moins grande qui y règne, il regagne son état de veille habituel en possession (dans une certaine mesure, du moins) des effets bienfaisants et de la connaissance provenant de sushupti. La différence entre l'homme qui n'est pas concentré et celui qui l'est réside en ceci : le premier passe d'un état à l'autre, à travers les cloisons imaginaires dont nous avons parlé, comme du sable à travers un tamis, tandis que l'homme concentré opère ce transfert comme de l'eau conduite dans un tuyau, ou comme les rayons du soleil réfractés dans une lentille. Dans le premier cas, chaque filet de sable représente une expérience différente, une série particulière de pensées confuses et désordonnées, tandis que l'homme recueilli quitte l'état de veille et y revient en possession d'expériences claires et ordonnées.

Les quelques idées exposées ici ne visent pas à épuiser le sujet mais, dans la limite de leur portée, elles nous semblent correctes. Ce sujet est excessivement vaste et d'une très grande importance, et les théosophes sont vivement engagés à purifier, à élever et à concentrer les pensées et les actes de leurs heures de veille, de manière à cesser de passer continuellement, et en vain, nuit après nuit et jour après jour, par les alternances de ces états naturels disposés avec sagesse pour notre expérience, sans en devenir plus éclairés, ni plus aptes à aider leurs semblables. Car c'est de cette façon que nous pourrons, comme par le fil ténu de l'araignée, atteindre le libre espace de la vie spirituelle.

 Eusebio Urban (W.Q. Judge)